Extraits des livres de Carole Duplessy-Rousée :

Le Silence d'Amarine

Chapitre 2 

[...]


- Mamie, insista la jeune femme, c’est moi, Béa… la fille d’Armand.
Sur l’accoudoir du fauteuil, un doigt bougea. Le prénom de son fils aîné avait éveillé quelque chose chez Amarine. Béatrix soupira de bonheur. Sa grand-mère l’avait enfin entendue. 
- Je suis venue passer quelques jours avec toi, continua Béatrix. Alban est là aussi. Alban… mon frère.
Cette fois, la tête de la vieille dame remua un peu. Comme si elle voulait dire qu’elle avait compris. Mais elle reprit très vite sa posture, droite, immobile. Quelques clignements de paupières indiquaient cependant que son esprit cherchait à revenir à la réalité. Du moins, c’était ainsi que Béatrix interprétait ces signes.
- Donne-moi un biscuit, s’il te plait, demanda soudain Amarine.
Surprise, Béatrix sursauta. La voix était sûre, le ton sans hésitation. Heureuse, la jeune femme prit un gâteau et le tendit à sa grand-mère.
- Un seul, Mamie, car nous allons bientôt manger. Odile a préparé un pot-au-feu ! 
- Ce n’est pas pour moi, c’est pour la chienne.
Sous le regard ébahi de sa petite-fille, Amarine cassa le Petit Beurre et elle tendit la main comme si un être invisible allait venir le chercher dans le creux de sa paume. Les morceaux finirent par tomber. Béatrix baissa les yeux. Sur le tapis, les miettes étaient nombreuses… Ce n’était donc pas la première fois qu’Amarine  nourrissait une bête qui n’existait que dans son imagination…
- Sola adore ces petites douceurs, dit-elle en chuchotant comme si on pouvait les écouter. Mais il ne faut pas dire à Jean que je la gâte ainsi. Il serait fâché.
Elle ne se rappelle plus que son mari est mort, pensa Béatrix avec horreur. Comment peut-elle oublier le décès d’un être cher qui a partagé cinquante ans de sa vie ? Elle perd tout ou presque… Sa mémoire s’évade, on ne sait comment…  
-  Sola, c’est la chienne que vous aviez offert à Papa quand il était enfant ? interrogea Béatrix.
- Non, non, non ! Sola appartient à Sarah et à David. Je la garde parfois, pendant quelques jours, quand ils séjournent à la Bourboule. 
Béatrix souffla de désespoir… Amarine s’inventait un nouveau monde. Il n’y avait jamais eu de David ni de Sarah dans la famille. Il fallait raviver son esprit, ne pas le laisser s’éteindre ainsi… Elle réfléchit un instant puis se dirigea vers la pièce adjacente. C’était le salon et il y avait là un bahut en chêne, qui servait d’armoire à souvenirs. Il abritait, entre autre choses, de vieux albums photos parmi lesquels Béatrix fouilla. Elle en ouvrit plusieurs et finit par trouver celui qu’elle cherchait.     
- Tiens, regarde, dit-elle en revenant près d’Amarine. Il y a là une photographie de Papa. C’est toi qui as écrit la date en dessous, n’est-ce pas ?
L’œil d’Amarine s’éclaira et elle hocha la tête.
- 1944, reprit Béatrix. Papa avait donc six ans. Là, c’est André, tout petit encore. Et, vois-tu, sur cette autre photo, c’est toi. Tu es enceinte… Tu attends François-Xavier…  Regarde encore Mamie. Sur cet autre cliché, ce sont Papa et André, et, juste à côté d’eux un beau berger. C’est Sola. Leur chienne.
- Sola appartient à Sarah et David.
De nouveau, le visage d’Amarine s’était fermé. Ses lèvres pincées traduisaient un fort mécontentement.
Béatrix déglutit lentement, culpabilisant d’avoir contrarié la vieille dame. Elle se sentait impuissante. Rien n’y ferait. Sa grand-mère était comme prisonnière d’une histoire et on ne pouvait lui rendre la raison. 
- Tu veux qu’on lise une page ou deux ? proposa la jeune femme pour tenter de renouer le fil.
Elle avait saisi le recueil de contes et s’apprêtait à l’ouvrir.
- Non ! Ne touche pas à ce livre ! Il est à Clara. Elle reviendra me faire la lecture.
La véhémence du ton cingla la jeune femme et elle reposa l’ouvrage.
Clara… songea-t-elle, complètement dépitée par la réponse péremptoire d’Amarine, encore un nouveau personnage qui apparaît… Qui vit à ses côtés, sans doute, durant ces heures de solitude, où elle reste ici, coupée de tout… 

Chapitre 19

Béatrix jeta encore un œil dans les jumelles mais le plongeur remuait sans arrêt et elle ne parvenait pas à distinguer son visage. 
- Je me décide à l’aborder ou pas ? murmura-t-elle.
Clara ne répondit pas. Elle ignorait ce que son amie voulait à cet homme. Quelques minutes s’écoulèrent. Elle mitraillait le paysage et, de temps à autre, photographiait celui qui suscitait l’intérêt de Béatrix. Elle lui tendit son appareil :
- Tiens, je crois qu’on le distingue bien sur deux ou trois clichés. Il ne nous a pas repérées. On remonte sur la plage ? On fait comme si on rebroussait chemin ? Ou bien tu veux t’approcher encore plus de lui ?
Béatrix fit défiler les photos sur l’écran. Elle sentit que ses jambes se dérobaient sous elle et, prudente, elle se laissa tomber sur le sable. 
- Ça ne va pas ? s’inquiéta Clara.
- Attends… Il faut que je regarde encore…
- Tu es toute pâle. On dirait que tu as vu… 
- Un fantôme ?
- Oui.
- C’est presque ça ! Ou plutôt c’est pire que ça ! 
- Tu ne pourrais pas m’expliquer un peu maintenant ?
Béatrix fit non de la tête. Elle avait l’impression que même si elle l’avait voulu, pas un son ne serait sorti de sa gorge. L’émotion l’étranglait et ce n’était pas le moment de se laisser aller. Elle rendit à Clara son appareil. Elle frotta longuement ses paupières, massa ses tempes, son front comme pour chercher à apaiser le bouillonnement de son esprit. 
- Tu crois au Diable ? demanda-t-elle soudain.
Clara haussa les épaules. Elle ne comprenait pas le pourquoi de cette question et les cultes sataniques ou autres débilités du même genre n’étaient pas sa tasse de thé :
- J’ai connu les démons dans l’enfer de la drogue, le reste je n’y ajoute pas foi.
- Pourtant le diable est là. Droit devant toi, à quelques pas. C’est le moment de me laisser, tu veux bien ?
Sans bouger d’un pouce, Clara fixa Béatrix avec insistance. Pour une fois, elle avait bien l’intention de désobéir à ses ordres.
- Laisse-moi, s’il te plait. Après je te dirai tout. C’est promis.
Clara protesta :
- Je m’en vais… sans trop m’éloigner ! Je grimpe sur le rocher là-bas, un peu plus loin et je t’attends.
Béatrix fit la moue puis elle approuva d’un mouvement de tête. 
Trois dames de coeur et atout pique

Carmen rageait encore lorsqu’elle entra dans sa chambre. Quand Bérénice était dans ses grands jours, elle n’était qu’une donneuse de leçons ! Elle vous les jetait en plein visage, à coups de mots savants, de grandes phrases à la syntaxe parfaite… Elle pouvait même vous sortir un de ces temps que plus personne n’utilisait… Un subjonctif imparfait dont la conjugaison provoquait la migraine et donnait des boutons…
- Elle m’énerve ! hurla Carmen, excédée. Comme si quelqu’un était capable d’enseigner la vie ! Ça se saurait s’il y avait une recette ! Au lieu de se prendre le chou avec l’histoire de sa grand-mère, elle n’a qu’à écrire un guide… Tiens, je vois déjà le truc : « Comment effacer vos chagrins d’amour ? Dix méthodes choc pour rebondir ! Bérénice Angers vous livre tous ses secrets ! » Voilà un bouquin qui ferait un malheur ! Un livre que toutes les âmes blessées s’arracheraient !
Quand Carmen était irritée, elle extériorisait sa colère. Même si personne ne pouvait la voir… Avec un grand geste, elle dénoua l’écharpe qu’elle portait autour du cou et l’envoya valser au pied du lit. Elle parlait fort, s’exprimait avec les mains même si nul n’assistait au spectacle ! Il y avait quelque chose de méditerranéen dans son caractère…
- Je t’entends, tu sais ! clama Bérénice, plantée dans le couloir.
- Je le sais ! cria Carmen encore plus fort. Et j’en suis ravie ! Faut bien que quelqu’un se décide à te dire tes quatre vérités !
- Sors de là, si tu veux qu’on discute !
- Non, une fois que je serai en face de toi, je sais que je n’en aurai pas le courage. Tu as le regard qui casse et le verbe qui lapide ! C’est pourquoi on s’écrase toujours devant toi !
- Je ne poursuis pas la conversation derrière une porte ! déclara Bérénice en reculant de quelques pas.
- Mais je m’en fiche. Je ne veux pas que tu me parles ! C’est moi qui ai quelque chose à dire. Tu n’as qu’à écouter !
- Non !
- Pas d’importance ! Je vais brailler et tu entendras !
- Les voisins vont se plaindre…
- Tant pis ! Tu te débrouilleras avec eux !
- Tu es vraiment une sale gamine quand tu t’y mets !
- Tiens, écoute-toi, tu recommences ! Tu me traites de gamine, parce que j’ai trente ans et qu’avec tes dix de plus, tu crois avoir tout vu ! C’est fatiguant de ne jamais être prise au sérieux ! Je te rappelle que tu n’es pas la seule à avoir une histoire ! J’en ai une aussi ! Je me suis battue pour devenir celle que je suis !
Et c’était vrai que Carmen avait bataillé pour atteindre son objectif… Qu’elle avait usé de toutes les armes possibles… Et qu’elle continuait à se donner beaucoup de mal !
Elle n’avait pas toujours été Carmen Belgarde, jeune chasseur de tendance que l’on commençait à s’arracher dans les milieux de la mode… Elle n’avait pas toujours eu un agenda bien rempli, une messagerie débordante d’appels et un compte en banque assez bien garni…
Dans une autre vie, elle avait été Cumba N’Thioune. Elle était née aux confins du Sénégal, à la frontière de la Mauritanie…
Trois Dames de coeur et atout pique.

Bérénice, une jeune femme en quête de la véritable identité de son grand-père, a découvert des cahiers dans lesquels sa grand-mère raconte des morceaux de sa vie...
"5 mai 1944.
Après quelques péripéties de voyage, me voici installée à Granville avec notre petite Sylvanie. Le mois de mai s’annonce doux. La maison est confortable même si cela n’a rien à voir avec mon appartement parisien qui me semble bien luxueux maintenant que je l’ai quitté. Ici, il faut que je m’habitue à faire ma toilette dans la cuisine, derrière un paravent. Dès que je le pourrai, je ferai installer une salle de bain à l’étage, près des chambres. La mer est à deux pas, nous sortons pour faire de jolies promenades… Cependant la beauté des paysages ne me console pas. Paris me manque. Cet exil forcé me déchire. Et puis j’ai peur de m’être encore plus éloignée de toi ! 
J’aimerais que tu sois là, auprès de nous. Avec toi à mes côtés, je pourrais vivre n’importe où sur terre. Mais où es-tu en ce moment ? Il paraît que bon nombre de SS ont été envoyés sur le front de l’Est. La radio évoque des batailles sanglantes entre les Russes et l’armée allemande. On rapporte même que des enfants prennent part à la tuerie. Personne ne sera donc épargné ? Je ne t’imagine pas faire la guerre. Je sais que tu n’es pas fait pour cela. Et puis les Soviétiques me font peur... Ne risquent-ils pas de se venger sur le peuple allemand de l’invasion de 1941 ?
En France, les gens parlent de débarquement, on murmure que les Anglais et les Américains tenteront bientôt d’aborder sur les côtes, on ne sait où… Puisque toutes les plages sont fortifiées, paraît-il. Ce mur de l’Atlantique doit empêcher toute invasion alliée. Ici la pointe du Roc est inaccessible, une batterie y est installée, le port est également gardé, interdit d’approche. Les pêcheurs en sortent et y entrent sous étroite surveillance. Il paraît que la falaise est creusée, que les Allemands y ont percé un tunnel. Peut-être que c’est faux… 
J’écoute ce qui se colporte quand je sors faire quelques courses. Et je me tais. Je n’appartiens à aucun des deux camps. Parce que je t’aime.
On dit que les combats prendront bientôt fin, que l’Allemagne va perdre la guerre. Je me moque bien de qui la gagnera ou la perdra. Je veux la paix, je veux te retrouver, je veux qu’on nous permette de nous aimer… Tu crois que c’est trop demander ?"
Marre de compter pour des prunes

Deux extraits au chapitre 4

Juliette était arrivée à la bibliothèque les yeux encore rouges et gonflés. Elle avait pleuré presque toute la nuit.
- Je dois faire une allergie, prétexta-t-elle devant sa collègue qui l’observait du coin de l’œil.
Marie-Jeanne ne répondit rien. Elle les connaissait par cœur ces sortes d’allergie ! Surtout en plein mois de décembre quand il n’y avait pas un pollen dans l’air ! Elle aussi, elle avait eu parfois le visage décomposé de cette sorte, bouffi par une peine qu’elle ne parvenait pas à contrôler, à étouffer. Maintenant c’était moins fréquent… Il lui semblait qu’elle devait tendre la main à Juliette mais il n’était pas facile de discuter à l’accueil. Même en chuchotant. Elle attendit l’heure de la pause.
- Veux-tu que nous allions manger un sandwich ensemble ? On pourrait grignoter en marchant… Il fait froid, mais plutôt sec. Un peu d’air nous fera du bien.
Juliette acquiesça, surprise mais heureuse. Son univers social se limitait à sa famille et aux amis de Gilles. Elle ne partageait jamais rien avec d’autres personnes. Pas même un déjeuner avec les gens qu’elle fréquentait chaque jour au travail.
- Tu sais, dit Marie-Jeanne alors qu’elles traversaient le Pont Neuf, faut pas me faire le coup de l’allergie. J’ai bien vu que tu avais pleuré ce matin. Ça ne me regarde sûrement pas mais ça fait un moment que je te trouve triste. Je sais que nous ne sommes pas amies. Cependant… d’habitude tu es enjouée, disponible… J’ai aussi remarqué quelques transformations chez toi ces derniers temps. Tu portes des jeans alors que tu ne t’habillais que de façon très classique. Il y a du changement en toi ; ce genre de choses, c’est assez caractéristique quand la vie bascule. Certains se laissent aller. Toi, tu modifies ton image. Sans doute pour fuir une réalité qui te déplait. A la bibliothèque, tu es toujours aussi efficace mais je vois bien que le cœur n’y est plus. Tu n’es pas obligée de me parler mais si tu en as besoin…  
Juliette renifla bruyamment et battit des paupières pour refouler les larmes qu’elle sentait arriver.

[...]

Juliette souriait maintenant, soulagée de sa confession. Il lui avait fallu moins d’une heure pour confier tout ce qui la faisait souffrir. Et elle s’était épanchée auprès d’une collègue qui n’était pas loin d’être une parfaite inconnue. Etrangement elle comprit qu’elle n’aurait peut-être pas pu en dire autant à un proche. Elle avait fait son divan en quelque sorte… Elle songea à tous ceux qui faisaient de même auprès d’un psy… C’était beaucoup plus facile d’ouvrir son cœur à quelqu’un qui ne savait rien de vous. Il vous écoutait, vous regardait avec des yeux tout neufs et pleins d’empathie, mais sans se laisser émouvoir…
- Tu avais raison, dit-elle lorsqu’elles furent assises à une table dans une brasserie. Parler ne change rien. Mais ça fait un bien fou. Excellente thérapie ! Et ce dont je ne reviens pas, c’est que ça fait cinq ans qu’on travaille ensemble et que nous n’avions jamais vraiment discuté…
- C’est vrai, admit Marie-Jeanne en riant. On échangeait des recettes de cuisine, on évoquait nos lectures, on parlait de la dernière expo à la mode… et en dehors de ça, rien.
- Merci de m’avoir écoutée !
- Non, merci à toi. Il fallait que je t’inspire confiance pour que tu te livres ainsi. Pour moi, c’est important… Il y a quelques années, j’aurais aimé pouvoir raconter ce qui m’arrivait. Peut-être que tout aurait été différent si je l’avais fait… Ma vie n’est pas la tienne… Mais il y a de quoi épiloguer ! Chez moi, ça ressemble à Dallas ! Tu te souviens de cette série à la télé ?
Juliette acquiesça en pouffant.
- Je suis désolée, se reprit-elle très vite. Je n’aurais pas dû rire, ce n’est pas drôle.
- Si, ça l’est. J’ai dépassé la période douloureuse que tu traverses en ce moment. Je n’ai rien fichu en l’air. Je n’en avais pas le courage. J’ai pris l’habitude de surfer sur la vague ! Même quand ce sont de grosses déferlantes ! Je m’accommode de tout. Je me fais à tout. Ma famille, c’est les Ewing ! La guerre pour l’argent et le pouvoir. Les clans qui se font et se défont. Un jour, ta belle-sœur est ta plus fidèle amie, le lendemain elle te tend un piège ! Tu imagines ?
Juliette ouvrit de grands yeux.
- Viens, décréta Marie-Jeanne. On va poursuivre notre conversation en regagnant la bibliothèque. On reprend dans vingt minutes !
Juliette regarda sa montre, elle n’avait pas vu le temps passer. Elle déposa un billet sur la table et suivit sa collègue.
- Chez nous, déclara Marie-Jeanne en accrochant le bras de Juliette, il n’y a pas de pétrole ! On ne se bat pas pour des puits au Texas mais pour des crèmes de beauté !
- Des crèmes de beauté ?
- Oui. Les miens, ou plutôt les parents de mon mari, n’ont pas fait fortune grâce à l’or noir, mais grâce à des fluides anti-rides, à des laits amincissants, à tout ce qui fait croire aux femmes qu’elles peuvent paraître dix ou vingt ans de moins. Et quand je te dis que ce monde est Dallas, c’est vrai. Tu peux rire, tu sais. Tout à l’heure quand tu as parlé de ton mari, que tu as raconté qu’il autopsiait tes pensées, j’ai songé au Docteur House… Tu connais, n’est-ce pas ? Le médecin loufoque de la série télé ? Ton époux est une sorte de médecin légiste… de l’esprit ! C’est comme chez moi, comme dans un mauvais feuilleton !
Juliette écarquillait les yeux, se demandant si sa collègue avait toute sa tête. Marie-Jeanne devina ses idées.
- Je ne suis pas dingue. Toutes ces petites comparaisons avec le monde de la fiction m’ont aidée à dédramatiser la situation… puisque je n’avais pas le cran de fuir… Bref, ma belle-mère, c’est Sue Ellen. Elle boit. Elle déjeune le matin puis vers onze heures, elle démarre au whisky. Pour oublier que son époux la trompe, que son fils aîné, mon mari en l’occurrence, le JR de la tribu, fait tout pour dépouiller ses cadets de leurs parts dans les affaires… La plus jeune de mes belles-sœurs joue et dépense des fortunes dans les casinos. Quand elle n’a plus de fric, elle vole les bijoux de ma belle-mère, les revend et les poches pleines, file de nouveau s’asseoir à une table de jeu ! L’autre est une monomaniaque. Elle change de passion tous les six mois. En ce moment, elle est dans l’élevage de reptiles. Elle accumule les serpents, les lézards et autres bébêtes dans des vivariums qu’elle fait placer dans sa chambre. Son mari qui déteste ça, crise régulièrement et menace de jeter cette animalerie dans les toilettes et de tirer la chasse ! Et ce n’est qu’une toute petite partie du tableau… L’année dernière nous avons eu la tendance bouddhiste, elle accumulait les décos indiennes, les statuettes… Elle a fait un voyage au Népal… Et pour aller au bout de l’ambiance zen, elle s’était mise à fumer le pétard ! Tu imagines un peu ce qu’a été son retour dans le fief des Aberling ! Mon tendre époux s’est occupé de la faire interner dans une clinique. Elle n’était pas volontaire mais comme il connaît bien le directeur, elle n’a pas eu le choix. Bref ! Il faudrait que je te dise aussi que tous les jours ou presque la police nous ramène ma belle-mère ivre morte et que son époux paie grassement les flics pour qu’ils oublient, que mon mari tente de monter un dossier contre son frère pour prouver qu’il est aliéné et doit être placé sous tutelle… que… tu vois, on pourrait en faire une série à la française !  Et cerise sur le gâteau, comme les Ewing qui vivent tous ensemble à Southfork ranch, nous habitons tous dans un magnifique hôtel particulier, dans le Marais, tout près de la place des Vosges !
Juliette s’était arrêtée, stupéfaite.
- Je l’ignorais, murmura-t-elle.
- Bah, oui… puisque je n’en parle jamais. Pas envie de me vanter d’appartenir à une telle famille !  Aberling, tu connais ?
- Aberling ! Bah, oui ! Tout le monde connaît ! Mais ton nom, c’est…
- J’ai gardé mon nom de jeune fille ! C’était moins lourd à porter. Plus anonyme pour travailler sans être cataloguée !
Ce mec et moi ? Tu rêves !

Chapitre 1 : L’ignoble Massiac

Assise dans le bus, Léa ne décolérait pas. Elle revivait son dernier rendez-vous de la journée. Elle revoyait comment cet abruti d’Enzo Massiac avait démonté son projet. Et elle, complètement stupide, était restée muette et avait laissé l’autre mettre en pièces ce dossier sur lequel elle travaillait depuis des mois.
- Quel connard ! murmura-t-elle pour elle-même.
Depuis dix ans qu’elle était employée par SEDD, Soleil Energie et Développement Durable, c’était la première fois qu’elle se ramassait à ce point. Jamais elle n’avait connu un échec aussi cuisant. Pourtant elle n’en doutait pas, ses suggestions tenaient la route. Le développement durable, le génie climatique, les énergies renouvelables, c’était son domaine. Elle savait de quoi elle parlait, lorsqu’elle en discutait. Et là, l’autre, le Massiac, l’avait coincée avec deux ou trois questions financières… Elle rageait, elle pestait, mais, déjà, elle entrevoyait sa revanche. Elle ne s’avouait jamais vaincue. Elle allait reprendre un rendez-vous avec le maire de la commune concernée, elle présenterait de nouveau sa proposition de réseau d’éclairage public à l’énergie solaire. Elle irait à cette entrevue avec un dossier en béton, une étude financière irréprochable, et l’autre, le Massiac, n’aurait aucune faille dans laquelle se faufiler. Elle convaincrait le maire… Après, le reste ne serait plus que du gâteau… Elle ne laisserait aucune brèche à Massiac, nulle part il ne pourrait s’engouffrer. Ce marché, Léa finirait par l’emporter.
Fleur et Lola
 
Chapitre III : Entre Gris et bleu
 
          Le docteur Dominique Cassel contemplait, depuis la baie de son bureau, les toits de Rouen… La vue était imprenable, et son regard s’arrêta au loin sur la tour de Beurre puis sur le clocher de la cathédrale. Il imaginait en contrebas de la flèche, le parvis, peut-être déjà noir de monde à cette heure. Le marché de Noël y était installé. Les badauds y déambulaient et se laissaient tenter par les pains d’épice, les fruits confits, les berlingots et autres sucreries… Quelques rues plus haut, dans le vieux Rouen, se situait la librairie de Fleur…
Il n’avait eu aucun mal à faire parler Clarisse Debruine-Ketler. C’était une incorrigible bavarde. Le tout était de savoir s’y prendre. Autrement dit, il fallait la questionner en donnant l’impression que c’était à elle, et uniquement à elle, que l’on s’intéressait. Dans ce cas, elle ne tarissait pas, et babillait inlassablement. Il l’avait même gardée, à la clinique, deux nuits de plus, espérant croiser de nouveau Fleur. Mais il ne l’avait pas revue. À quelques jours de Noël, il échafaudait un plan… Aller à la boutique, histoire de trouver quelques ouvrages, pour des cadeaux… Il hésitait cependant. Elle était très jeune. Trente-deux ans avait dit Clarisse en parlant de sa fille… Et, lui… Lui, il en avait quarante-huit…
 
[…]
 
          Dominique Cassel était planté à l’angle de la rue des Carmes et de la rue des Fossés Louis VIII. Il hésitait maintenant… Des promeneurs flânaient autour de lui, les bras chargés de sacs, de paquets. Des couples de tous âges déambulaient, se tenant par le cou, par le bras, par la main… Malgré le froid qui mordait les joues, les Rouennais étaient sortis et couraient les boutiques, effectuaient leurs achats… Il y avait la queue chez le chocolatier et des gamins collaient leur nez à la vitrine, louchant sur les pères Noël en chocolat, les nougats, les sucres de pomme et les Pavés de Rouen…
Dominique restait sur place, ne se décidant pas. Quand il avait divorcé cinq années plus tôt, il s’était juré de profiter de la vie, de ne plus se laisser séduire, ou alors juste le temps d’une nuit ou deux. Son métier l’accaparait énormément et il voulait profiter… Profiter, c’est tout. Sauf que là, son cœur se remettait à battre… Pour Fleur, son coup de vent, comme il l’appelait. Il fallait qu’il la revoie. Il en oubliait toutes ses résolutions, tous ses voeux de célibat prononcés après une séparation houleuse où il avait laissé bien des plumes… Sa tigresse de femme avait exigé et obtenu une énorme pension compensatoire. Elle pouvait vivre centenaire et couler des jours heureux sans travailler…
Aujourd’hui, Dominique avait envie de se retrouver face au regard brun de Fleur. Son métier l’avait habitué à une certaine solitude, à la patience aussi. Mais maintenant il ne désirait plus être seul, ni patient. Il avait envie d’être auprès d’elle, de la regarder, de l’écouter. Il écrasa rageusement sa cigarette en revenant à une pensée plus terre à terre. Fleur était une jeunette. Pas lui ! Seize ans les séparaient… Il faillit faire demi-tour et puis finalement se décida. Croiser ses yeux… Au moins encore une fois. Après, il l’oublierait. Il était capable de cela. Sa volonté était sans limites. Il s’engagea dans la rue des Fossés Louis VIII.
La sonnette tinta quand il poussa la porte de la librairie. Il fut immédiatement surpris par le monde qui se pressait dans la boutique… C’était un peu comme dans une ruche, cela bourdonnait de partout. Un parfum flottait dans l’air, quelque chose d’oriental. Il comprit en voyant un bâton d’encens qui se consumait près de la caisse. Il prit un livre sur une petite table, pour se donner une contenance. Il cherchait Fleur et il ne la voyait pas. Et si elle ne travaillait pas ce samedi ?
- Oups ! Pardon. Veuillez m’excuser !
Il se retourna pour le plaisir de contempler celle qui venait de le bousculer, mais il l’avait reconnue à sa voix. Elle était de nouveau à quatre pattes, ramassant les ouvrages qu’elle venait de faire tomber en le heurtant. Dominique s’agenouilla auprès d’elle, saisissant un ou deux volumes en la regardant.
- Décidément, dit-il, à chaque fois que je vous rencontre, vous me bousculez, et vous faites tomber vos livres…
Fleur releva la tête vers lui. Il remarqua tout de suite son regard étincelant derrière ses lunettes. Des yeux de la couleur des marrons glacés, songea-t-il, quand le sucre se cristallise sur le fruit et qu’il lui donne cet aspect scintillant comme le givre… Elle lui sourit et il aurait pu s’écrouler là, par terre, sur la tomette de la boutique, les bras en croix et hurler de bonheur, tellement il était heureux… Elle lui souriait et il ne regrettait plus d’être venu.
L’Orchidée
 
Marie remarque le regard de Mathias, il scrute ses parents, son regard va de l’un à l’autre. Lui aussi est surpris par l’ambiance singulière de cette journée… Comme elle se l’était promis, elle attend le moment où il monte dans sa chambre pour le suivre et reprendre avec lui la conversation abandonnée ce midi. Non, vraiment, il ne sait pas ce qu’il veut faire après le bac. Il a quelques idées, rien de bien défini.
- Il faut vraiment y réfléchir, conseille-t-elle. Tout ce que tu fais maintenant, tes choix, les bons comme les mauvais, vont conditionner ta vie. Tes erreurs, si tu en fais, tu peux les traîner longtemps. Il ne faut pas se rater sur ce coup-là. Des études enrichissantes. Un boulot sympa, dans lequel tu t’éclates, c’est déjà un moyen d’être épanoui. Si ton métier te permet de bien gagner ta vie, c’est encore mieux. Mais d’abord se plaire dans ce qu’on fait.
- C’est le choix que tu as fait, n’est-ce pas ?
- Oui, gagner un peu moins que ce à quoi j’aurais pu prétendre, mais faire ce que j’aime. Et avoir une qualité de vie, du temps pour m’occuper de mes enfants. 
- Et toi ? Tu en as fait des erreurs ?
- Oui, comme tout le monde. 
- Mais ton boulot te plait.
- Oui.
- Est-ce que Clémence, Eliott et moi, nous sommes des erreurs ?
Marie reçoit la question comme on reçoit une gifle. Elle répond à son fils avec véhémence.
- Non, et je t’interdis de le penser. Jamais je n’ai regretté de vous avoir eus, et je crois que votre père ne le regrette pas non plus. Vous avez été désirés.
- Oui, mais maintenant ? Tu serais libre, si on n’était pas là.
- Je ne serai pas celle que je suis, si vous n’étiez pas là. Je vous ai, je vous élève, et vous me faites grandir aussi. Vous m’apportez peut-être plus que je ne vous donne. Je vous aime tous les trois plus que tout au monde. Et c’est la seule chose dont tu doives te rappeler, quoi qu’il arrive.
 
[…]
 
- J’ai peur de l’hiver, dit-elle à Franck en allumant une cigarette.
- Je crois qu’il n’y a pas que cela qui t’effraie, répond-il en la regardant. Cela fait un moment que j’attends que tu me parles. Je te vois bouleversée depuis des semaines, et tu ne dis rien. Tu peux avoir confiance en moi, tu le sais, Marie, n’est-ce pas ?
- Je sais, Franck. 
Et, s’asseyant sur le bord du trottoir, frissonnant, elle raconte Lucas… Elle redoute l’hiver pour Lucas. Elle sait que cette saison affaiblit encore plus ceux qui sont fragiles, que le manque de lumière accélère l’épuisement des organismes déjà fatigués. Elle a peur pour Lucas. Elle tente de se cacher la vérité, mais la vérité est pourtant bien là. Lucas est atteint d’un mal incurable et chaque jour qui passe le rapproche de la fin. Ce qu’elle se refuse d’admettre la plupart du temps. Elle veut espérer, croire en quelque chose, mais en quoi ? Elle le voit dépérir, peu à peu. Elle le voit maigrir, se fatiguer. Elle le voit changer ; cette agressivité dont il fait preuve parfois, qui la fait tellement souffrir ces derniers temps...